Marianne Lanavère jette son costume de directrice aux orties

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projet_date Array Single String La Criée centre d'art contemporain s'associe à la Revue 02 pour vous offrir cet article, extrait de la revue "Lili, la rozell et le marimba", n°3.
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projet_texte Array Single String <p class="notes">En 2012, j’ai succédé à Marianne à la direction de La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec alors qu’elle partait pour diriger le Centre international d’art et du paysage à Vassivière. À Noisy-le-Sec, je marchais dans ses chaussures. Je suis allée la voir parfois à Vassivière, Eymoutiers puis Tarnac où elle vit aujourd’hui. De loin en loin, j’ai suivi ses déplacements et observé ses métamorphoses intérieures qu’elle décrivait avec une certaine lucidité et un réel enthousiasme pour cette vie sur le plateau de Millevaches, où l’on repense les organisations sociales, amicales, familiales, où s’inventent de nouvelles alliances. Ces lieux qu’elle habite, les personnes qu’elle a rencontrées, l’ont transformée. Aujourd’hui, lasse d’avoir tenté de relier l’institution artistique à cette vie du plateau, elle quitte sa fonction de direction et un certain « monde de l’art » auquel elle a par ailleurs activement participé. Bravoure, abandon ou élan créatif, Marianne Lanavère passe le pas. Elle cherche à renouer avec sa propre créativité et nous renvoie par là à nos altérités potentielles, à nos bifurcations rêvées mais pas toujours actives. Alors que Marianne rejoint une vie en marge, j’arrive à la direction de Bétonsalon, centre d’art parisien, additionnant par là les centralités. Les questions qu’elle soulève me mettent en garde contre ma capacité d’adaptation à mon propre milieu, à en revêtir les costumes et coutumes folkloriques. J’ai eu envie de lui donner ici la parole pour comprendre une décision mûrement réfléchie qui ouvre la possibilité du choix. Pour commencer cet entretien, voilà l’annonce de son départ qu’elle a adressée à ses collègues, directeur·rices d’autres centres d’art :</p> Le mer. 21 oct. 2020 à 10:38, Directrice &lt;directrice@ciapiledevassiviere.com&gt; a écrit : Cher·ères collègues, Je quitterai le Centre international d’art et du paysage de Vassivière le 30 avril 2021 pour une reconversion professionnelle dans la pratique agricole et paysagère en Corrèze, où je développerai une sorte d’école agricole modèle Beaujeu ou peut-être tout autre chose, où l’art aura une place mais de manière plus intégrée à d’autres champs d’activité, au point… euh comment dire… de disparaître en tant que discipline, mais pour mieux être présent ? C’est encore un peu bancal tout ça, bref je vais tenter autre chose… mais dans l’immédiat je dois me former en permaculture/jardins-forêts. Dois-je vous rassurer que je ne vais pas tomber dans la permaculture à la mode productiviste néolibérale ? Ce qui m’intéresse c’est un truc très pointu à l’endroit des lisières, des corridors écologiques, des haies, tout ce qui peut retenir l’eau, tout ce qui est mycorhizien ! Il y a là aussi de l’expérimentation, de la recherche et de la créativité… Grosses bises, Marianne <p class="notes">Le 8 décembre 2020 : Émilie Renard : L’annonce de ton départ de Vassivière dit beaucoup de ton désir de réinventer ton rapport à l’art, d’une promesse et d’une certaine joie aussi. J’aimerais revenir sur le cheminement qui t’a amenée à quitter la direction du centre d’art après neuf années, et ainsi mieux comprendre comment tu as fait ce qui de loin peut passer pour un saut radical, et de plus près, pour une transition mûrement réfléchie.</p> Marianne Lanavère : Je vais commencer par revenir sur les raisons pour lesquelles je travaille dans l’art et pourquoi j’ai choisi de diriger une institution artistique. Il me semblait que dans les centres d’art, il y avait plus qu’ailleurs une liberté d’accompagner les artistes indépendamment des stratégies du marché, d’exprimer des choix singuliers, d’expérimenter, de se remettre en question. Je trouvais très intéressant de penser pour plusieurs années un projet artistique et culturel qui dépasse le champ de la simple programmation d’expositions et qui s’ancre dans son territoire, avec une équipe et avec des habitant·es. <p class="notes">É.R. : Tu parles de tout ça au passé, ça n’est plus possible selon toi ?</p> M.L. : Effectivement, car j’ai eu le sentiment de ne plus pouvoir faire face aux contradictions qu’implique une manière de travailler, héritée de l’histoire occidentale des politiques culturelles. Par exemple, le fait que l’art ait besoin d’être reconnu comme une discipline à part m’est apparu de plus en plus absurde. L’art est porté par un champ professionnel qui a des pratiques expertes, des compétences spécifiques et des lieux dédiés. Or pour moi l’art est davantage une démarche ou un prisme de lecture du monde, comme peut l’être l’approche féministe par exemple. Récemment, j’étais dans une réunion de femmes où l’une d’elles rappelait que le féminisme n’est pas un sujet mais une approche – je pense que tu es d’accord avec ça. L’art comme approche sensible : j’ai toujours essayé de garder ce cap, de voir comment l’art peut modifier des perceptions ou des trajectoires de vies. Le milieu dont je suis issue était très éduqué mais peu ouvert à d’autres cultures. En grandissant j’avais développé une sensibilité particulière pour l’art et le seul « vrai » métier qui semblait me correspondre était celui de conservatrice de musée. J’ai donc fait Paris IV en histoire de l’art et parallèlement l’École du Louvre : l’art contemporain m’a plu car il se positionnait au croisement de plein de choses, c’était de l’actualité, du vivant. Mais rétrospectivement, à Noisy-le-Sec comme à Vassivière, je me suis aperçue que finalement ce qui me touchait le plus, c’était toujours une rencontre improbable avec une personne marquée par une exposition voire par une seule œuvre, ou avec des artistes qui ont pu remettre en question leur travail. C’est ce potentiel de métamorphose, de transformation de soi-même et du monde qui m’intéressait déjà à l’époque. J’entrevois désormais que je peux aussi trouver cette possibilité dans d’autres activités auxquelles je peux contribuer grâce à tout ce que j’ai appris, mais aussi en y apportant un prisme sensible. <p class="notes">É.R. : Pour revenir à ce prisme dont tu parles, quand tu dis que l’art devrait être un rapport au monde, tu poses la question des limites des institutions de l’art qui le professionnalisent. Aujourd’hui, tu remets en cause la nécessité de lieux spécifiques pour l’art, alors même que tu as été particulièrement engagée dans la professionnalisation de ce « secteur de l’art » au sein de plusieurs réseaux et de métastructures, à l’échelle locale et nationale, avec le réseau Astre, d.c.a, ou le CIPAC… J’ai pour ma part l’impression que dans ces lieux dédiés, comme les centres d’art, se développe un langage de l’art qui n’a pas de place ailleurs. De même que la littérature a le support des livres, des éditeurs, des librairies, il y a pour l’art cet espace très spécial, à part dans la circulation des formes culturelles, que sont l’exposition et les lieux d’exposition. Est-ce que ton engagement sur un plan politique dans ces réseaux t’a éloignée de l’exposition, du programme, de la pratique curatoriale ?</p> M.L. : Je remets en question une forme de militantisme de type syndical que je croyais opérant mais qui me paraît aujourd’hui servir les appareils de pouvoir. En voulant bien faire, on contribue indirectement à consolider une terrifiante économie de projet qui flèche les subventions, oriente les actions en fonction de ces financements, avec des objectifs et des résultats. Les institutions sont forcément formatées par ces manières de gérer l’argent et de diriger. Et si l’on n’est pas de plus en plus « professionnel·le », on est encore moins capable de résister à la lame de fond de l’ingénierie culturelle : les agences de production, les boîtes d’événementiel, les bureaux d’études… Tou·tes ces intermédiaires, des coquilles vides qui cochent les bonnes cases, sont très apprécié·es par les collectivités et poussent à cette expertise tordue du milieu. Les parcours d’artistes aussi s’envisagent sous forme de carrière, avec des étapes clés à franchir. À présent j’ai envie d’une non-expertise. Je ne veux plus me professionnaliser, je veux me revendiquer amatrice. <p class="notes">É.R. : Tu veux désapprendre quelque chose que tu aurais alors construit presque malgré toi et dont tu ne comprendrais le poids qu’après coup ?</p> M.L. : Oui. Depuis quelques années je suis touchée par des pratiques anonymes ou issues de processus collectifs, des créations qui ne s’affirment pas comme étant de l’« art », par exemple des rituels ou des objets utiles à une population. Et si aujourd’hui je voulais vraiment faire évoluer le centre d’art, je devrais l’ouvrir à des personnes du territoire qui font de l’art sans le savoir, qui inventent des formes sans catégories. Mais je me suis moi-même interdit de les inviter parce que je ne trouvais pas quel statut ni quel cadre donner à ces interventions. Il me faut sortir de l’institution pour m’autoriser à le faire. Parallèlement, les logiques de contractualisation, que ce soit la rémunération des artistes ou le salariat, m’ont profondément déçue alors que je me suis battue pour la reconnaissance des artistes et des métiers des centres d’art. Ces revendications sont recevables, mais en réduisant notre action à la défense du travail, on finit par occulter le problème de fond, celui du manque de valeur accordée par la société au sensible et à l’expérimentation. <p class="notes">É.R. : Pour revenir au CIAP, comme beaucoup de centres d’art en France, c’est un lieu né d’une initiative locale, une association qui, par là, est reliée à ce territoire. Il me semblait que tu arrivais là-bas à résoudre cette équation qui consiste à allier recherche artistique expérimentale et ancrage local par un programme exigeant et articulé avec précision au territoire, notamment avec le programme que tu as appelé Vassivière Utopia, tandis que le programme d’expositions n’était qu’une partie visible parmi bien d’autres actions. Est-ce que tu constates que cette relation du centre d’art à son territoire immédiat est insuffisante ?</p> M.L. : Je constate surtout que ce n’était pas la priorité du conseil d’administration et des partenaires publics de mener des actions transversales et durables qui interrogent l’aménagement d’un territoire comme celui de Vassivière à travers des résidences de recherche, des colloques et des commandes comme nous n’avons cessé de le faire depuis neuf ans. En fait, j’ai eu la liberté de les faire parce que je trouvais l’argent – pour les projets Nouveaux Commanditaires avec la Fondation de France, et pour Vassivière Utopia avec la Caisse des dépôts. Je vois bien que les critères d’évaluation sont calés sur ce qui est le plus visible, donc sur les expositions. Même les résidences sont fragiles. Il y a toujours cette injonction à produire de l’événement. C’est vrai que tu peux résister comme ça longtemps, mais j’avais l’impression de perdre beaucoup d’énergie là où aujourd’hui je pourrais être très utile ailleurs. <p class="notes">É.R. : Alors venons-en à ce qui motive ton départ, à ce qui t’attire ailleurs. Tu me disais que suite à l’annonce de ton départ, certain·es ont tenté de te dissuader. Pour moi, ta décision a eu un effet miroir, je me suis demandé si je ne pourrais pas moi aussi, un jour, quitter ce milieu devenu si familier et dont je doute souvent de la capacité à être à la hauteur de ses prétentions et de mes attentes. Alors peut-être que tes raisons sont à la fois un constat d’échec vis-à-vis de ton pouvoir à diriger autrement cette institution et parce que tu es attirée ailleurs. Comment est-ce que tu imagines composer avec cet autre rapport à l’art que tu dis non disciplinaire ?</p> M.L. : Je me dis que je serais plus utile directement en lien avec des formes de vie où l’art n’est pas un domaine à part mais où il infuserait les autres activités. Grâce à des initiatives comme la Cellule d’actions rituelles, j’entrevois que l’art peut jouer un rôle pour marquer des étapes de la vie d’une commune. Il peut accompagner, par des formes sensibles, gestes ou symboles, des moments de passage comme la naissance et la mort que les institutions ont rendus abstraits et recréer du lien là où tout nous sépare. Ici des artistes de Faux-la- Montagne préparent une vaisselle et un banquet funéraire pour la fête des Morts Samaïn en mettant leur talent au service d’un commun, là un artiste propose des laboratoires de fermentation de légumes pour des collectifs, ou encore, pour fêter la fin du premier confinement, des habitant·es ont organisé une marche depuis trois lieux qui se rejoignaient en haut d’une colline rocailleuse pour créer un inoculum à partir de divers échantillons de terre partagés par les participant·es : c’était de l’art sans le savoir. Après avoir suivi quelques formations en perma culture, je vais me consacrer à l’agroforesterie. Je n’oublierai bien sûr pas l’art et la poésie, mais j’essaierai en quelque sorte de mieux les intégrer à la vie en commençant par changer la mienne. Je rejoins un collectif qui essaie de mieux vivre ensemble à tous les niveaux, en questionnant en profondeur notre rapport à la terre, à l’argent, les relations homme-femme, le système d’éducation des enfants… <p class="notes">É.R. : Ce collectif réunit combien de personnes ?</p> M.L. : C’est fluctuant, je participe avec certaines personnes à des chantiers de plantations d’arbres, tandis qu’avec d’autres nous essayons d’imaginer une école permanente pour adultes qui croiserait des pratiques agricoles, énergétiques et artistiques, parallèlement, avec un groupe de femmes nous élaborons une réflexion sur la tentative d’une justice communautaire, tandis qu’avec d’autres encore nous créons une école pour les enfants. Au centre d’art, j’ai pu travailler avec des artistes qui s’inspirent de pratiques d’artisan·es ou de praticien·nes aux savoir-faire spécifiques, mais ces artistes ne composaient pas assez de nouveaux savoirs avec ces personnes, ni avec celles qui font l’expérience des oeuvres exposées. J’y vois une forme d’extractivisme qui fragilise ces pratiques en en faisant des objets de représentation et en les décontextualisant. Ce dont je rêve pour ma vie future, c’est que la relation avec l’artiste ne passe pas nécessairement par l’argent : j’aimerais par exemple inviter Suzanne Husky comme une camarade, qu’elle passe du temps à vivre et à créer quelque chose avec nous, on la nourrit, on recherche un financement si elle en a besoin, en échange on va donner un coup de main sur un chantier chez elle. On s’entend parce que c’est une artiste, mais on ne dit pas qu’on fait de l’art. <p class="notes">É.R. : Tu veux préserver un lien fondé sur une expérience commune, d’expérimentation et de jeu avec des artistes dans un autre système d’échange, en dehors d’une économie capitaliste ?</p> M.L. : Oui, c’est ce qui me permettrait de devenir amatrice d’art. Mais ça ne sera pas possible avec tou·tes les artistes, ça marche avec des liens d’amitié ou de confiance. Depuis quelques années je me suis concentrée sur les liens d’amitié alors que je me l’interdisais avant, par intégrité et dégoût du favoritisme dans l’art contemporain. Et je vois bien que ce sont tous ces liens qu’il faut retisser pour habiter le monde, être plus à l’écoute des relations que des séparations. En 2019, on a organisé avec le centre d’art de Vassivière des journées d’étude intitulées Habiter / Être habité·e : quelles relations au vivant ? qui m’ont ouvert les yeux sur des pratiques paysannes qui étaient parfois sans le savoir des formes de liens cosmopoétiques avec le vivant. J’ai compris ce qu’il y avait de commun entre ces formes d’invention de mondes qui touchent à la spiritualité, à l’énergétique, aux relations avec les animaux et les plantes, et certaines démarches artistiques. <p class="notes">É.R. : Un autre type de séparation, c’est aussi celle qui se perpétue entre artistes et publics ?</p> M.L. : Il y a une sorte de pression à rendre tout accessible dans les politiques culturelles qui nous éloigne de ce que l’art est fondamentalement : une forme d’opacité. Je m’étais moi-même mise dans une impasse à vouloir rendre accessible l’art alors que depuis le début j’aurais dû assumer que l’art n’était pas accessible, pas tout le temps, pas immédiatement. <p class="notes">É.R. : L’art est un langage largement opaque qui demande une attention particulière à laquelle personne n’est vraiment éduqué. Quand Ivan Illich écrit Une société sans école, il dit que le problème c’est que l’école s’est attribué l’exclusivité du rapport à l’éducation ; la société sans école qu’il souhaite serait une société où l’apprentissage pourrait s’exercer partout ailleurs, tout le temps, en toute occasion. Un problème avec cette professionnalisation de l’art, est que comme l’école, l’institution artistique s’est saisie d’une exclusivité du rapport à l’art, alors qu’il existe ailleurs, sans médiation. Les institutions artistiques et les politiques culturelles se donnent pour mission de démocratiser l’art, de le rendre accessible à tou·tes mais elles le font depuis leur prisme, en l’instituant et en le médiatisant alors qu’il est déjà actif ailleurs, avec par exemple des pratiques amateurs devenues d’ailleurs enviables par leur niveau d’intensité, d’inventivité, de créativité, de sincérité aussi. Je pense que les artistes ont besoin d’un public au sens d’une altérité et qu’il est important de reconnaître la spécificité des formes artistiques, peut-être faudrait-il dé-spécialiser la médiation ?</p> M.L. : Quand j’ai dû récemment recruter une personne pour la médiation du centre d’art, j’ai finalement choisi Marine Froeliger, une artiste qui venait d’un petit village des Vosges et qui avait un master en « Pratiques artistiques socialement engagées ». Elle a une approche critique de la médiation, des outils, des modes de relation. En tant qu’artiste, elle est souvent dans la cocréation et répond à des commandes en lien avec les habitant·es. J’ai mis du temps pour passer à un autre modèle, mais son arrivée dans l’équipe m’a donné du courage pour assumer un positionnement quant aux problèmes que posait la médiation en art. Parallèlement, la lecture d’Esthétique de la rencontre de Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual (Seuil, 2018) m’a aidée à dépasser la séparation entre d’un côté le processus de création et de l’autre celui de la médiation, à reconsidérer l’expérience de l’œuvre sous un autre paradigme, celui d’une rencontre avec une altérité et non avec un semblable, à partir du concept de rencontre chez Gilbert Simondon. Le rôle des lieux dédiés à l’art est de créer des conditions favorables pour que cette rencontre ait lieu. <p class="notes">É.R. : Selon toi, cette rencontre n’a pas besoin du cadre d’une institution pour s’opérer ? Ce cadre est-il trop chargé d’une répartition des rôles entre l’artiste et le ou la spectateur·rice ?</p> M.L. : Exactement comme les églises ou des lieux sacrés, les lieux d’art sont importants pour créer des conditions particulières de présence de l’œuvre vis-à-vis de la personne qui la regarde. En ce sens, je ne crois pas en une dissolution totale de l’art dans la vie. J’ai vraiment envie de continuer à flâner dans les musées et à voir des expositions, mais c’est tout l’appareil autour qui me fatigue. J’ai eu il y a un an environ une grosse crise de responsabilités. Je ne sais pas pourquoi, je me suis effondrée à un moment où mon fils de six ans me demandait de l’attention, je n’arrivais plus à prendre mes responsabilités en tant que directrice. À chaque fois qu’il fallait affronter une question juridique, ça me rendait malade et, comme par hasard c’est à ces moments-là, quand tu es fragilisée dans ta vie personnelle, qu’on t’attend au tournant et que les salarié·es, les artistes et le conseil d’administration te rappellent à tes responsabilités. Malgré tout, toi aussi tu es salariée d’un employeur, toi aussi tu subis une domination, mais le fait que tu sois « bien payée » ne te donne pas le droit à la défaillance. <p class="notes">É.R. : On observe ces temps-ci beaucoup d’épuisements à cette position de direction de centre d’art, on voit aussi qu’une direction en souffrance ou en surcharge génère facilement de la souffrance et de l’épuisement autour d’elle, auprès de l’équipe.</p> M.L. : J’ai été récemment confrontée à plusieurs situations avec des salarié·es qui, au moindre désaccord, avaient tout de suite recours à la judiciarisation, au lieu de passer par la discussion et la négociation. Je pense que ça n’arrive pas par hasard dans ma carrière, c’est le signe que je dois arrêter. Ça ne me fragilise pas dans mon autorité mais plutôt dans mon rapport au travail en général et à la confiance que je pouvais avoir dans les relations de travail rémunéré. <p class="notes">É.R. : J’applique souvent la formule à l’art « le contrat de mariage ne tue pas l’amour » comme une parade utile à cette fameuse passion qui sert trop souvent à justifier le don de soi, de son énergie et de son temps sans condition. Contractualiser permet de poser les bases d’une commande, de la discuter, de l’évaluer, et une fois que les conditions du travail ont été fixées, ça permet de passer à autre chose et à l’imaginaire de se déployer. Un contrat aide à sortir de rapports de pouvoir qui sont a priori asymétriques.</p> M.L. : Je vois aujourd’hui le contrat, tel qu’il est rédigé selon des modèles types, comme une entrave à la confiance. Sur le plan personnel je tente de déconstruire mes mécanismes inconscients de valorisation, je creuse mon rapport à l’argent, et je tente de nouer des échanges qui passent par le troc et des élaborations collectives où justement tu dois parlementer. J’ai besoin dans ma vie d’être portée par la confiance de groupes de parole et de contribuer à une organisation sociale structurée en assemblées populaires, palabres d’habitant·es qui ne passent pas par des organes qui les représentent. Récemment, il y a eu dans le village un cas moral difficile à dénouer, nous nous sommes réuni·es pour essayer de comprendre, de peser un positionnement commun. On s’organise pour savoir ce qu’on fait dans ce cas-là et accompagner les personnes en souffrance. Ce processus met les citoyen·nes dans une responsabilité plus partagée que si l’on faisait directement appel à la police mais ça demande plus de temps et d’écoute. Comment on prend part à une justice communautaire ? Starhawk, qui est américaine et vit ces questions plus intensément que nous, distingue dans Rêver l’obscur la loi, une morale supérieure qui retire la capacité d’autonomie, et une coresponsabilité qu’on va construire avec les autres. <p class="notes">É.R. : Dans le documentaire réalisé par Clémence Allezard sur le viol dans La Série documentaire, certaines femmes affirment qu’elles sont anticarcérales mais que pour le viol, elles font appel à la justice parce que ce n’est pas aux femmes de porter ces revendications à cet endroit, précisément parce qu’elles sont victimes d’une société patriarcale qui a mis en place un système carcéral et qu’elles ne peuvent pas attendre que cette société se transforme sur leur dos. Sans connaître le cas moral dont tu parles, ce que tu décris pose la question de qui est habilité à faire justice, car sans extériorité, quelle personne, ou quel groupe, peut légitimement prendre la responsabilité du jugement ?</p> M.L. : Le nombre et la diversité des personnes engagées dans l’élaboration d’une tentative de justice pour répondre à une situation précise me paraissent déjà être représentatifs, mais il faut aussi que ce processus s’inscrive dans une temporalité longue. Pour revenir au centre d’art, pour moi l’institution que je dirige n’est pas capable d’entrevoir d’autres formes de gouvernance. Malgré toute la bienveillance du CA, on est dansun certain formatage et dès qu’on est une institution, avec des financements publics d’un certain degré, la gouvernance est indéniablement liée à cette économie de projet dont les travers sont : une tendance à protéger le pouvoir d’un côté, à entretenir inconsciemment des formes de déresponsabilisation de l’autre, notamment en externalisant les missions socles (par exemple la production d’oeuvres et la médiation) et perpétuer les mécanismes occidentaux de séparation en enfermant l’art comme discipline qui devient ainsi mieux identifiable comme produit événementiel ou prestation d’animation, au lieu de considérer comment il agit sur nous et comment il nous relie. <p class="notes">É.R. : Pour la gouvernance du centre d’art, tu ne veux plus avoir de relation hiérarchique de directrice à artistes et à employé·es, tu regrettes de ne pas avoir de relations de coresponsabilité, de choix et de discussions collectives ?</p> M.L. : Par exemple, il y a eu une crise récemment sur un montage d’exposition où personne ne mettait le masque alors qu’en pandémie de Covid-19 nous sommes obligé·es de le porter : je me suis retrouvée dans l’impossibilité à négocier collectivement une solution commune, car certain·es me disaient « Le masque c’est de la merde » et d’autres « Tu nous mets en situation de danger parce que personne ne porte de masque ». Vu mon état de fragilité, j’ai ressenti pour la première fois que je devais moi aussi me protéger au cas où un·e salarié·e m’attaquerait. La seule solution que j’ai trouvée pour satisfaire tout le monde y compris moi-même a été de leur faire signer un foutu papier. Dans ma vie privée je n’aurais jamais fait ça, j’aurais essayé de discuter et de trouver une solution ensemble. <p class="notes">É.R. : Pourquoi tu n’as pas organisé une palabre ?</p> M.L. : Parce que dans un cadre salarié, elles et ils disent que ce n’est pas à elles et eux de choisir, que c’est à la directrice de dire ce qu’elles et ils doivent faire. Je n’arrive plus à porter ce costume-là de directrice qui me pèse finalement plus que le rôle de représentation stratégique. <p class="notes">É.R. : Ce costume de directrice qui ne correspond plus à ton moi intérieur, peut-être qu’il ne t’est jamais allé et qu’il ne correspond à personne vraiment, mais toi, tu ne veux plus te déguiser.</p> M.L. : Malgré les nombreux détours et tous ces artifices, je parvenais toujours à me raccrocher à l’art comme une sorte de poche secrète, un petit espace de liberté. Mais aujourd’hui, pour moi, ces artifices ont pris plus d’importance qu’avant. À une plus grande échelle, l’art joue un rôle de représentation qui arrange tout le monde. Manifesta à Palerme, qui portait sur la crise migratoire et l’écologie, est un exemple de position confortable qui permet sans cesse de repousser le vrai problème. Agir pour le vivant à Arles cet été, dénoncé dans une série d’articles de la revue Terrestres, a posé le même problème en abordant la crise écologique comme sujet et non comme urgence à agir plus profondément à tous les niveaux. <p class="notes">É.R. : Qu’est-ce que tu aurais envie de développer comme forme créative qui te permettrait, toi, de retrouver ton potentiel d’autrice ?</p> M.L. : Je ne veux plus vivre l’art par procuration, en tant que médiatrice culturelle (« opératrice culturelle » selon le langage de la région), mais pour l’instant je ne vois pas comment créer avec les outils de l’art : mes connaissances en art me bloquent, j’ai besoin d’en sortir pour m’exprimer. À La Galerie à Noisy, je créais plus dans le sens où je faisais plus d’accrochages, j’écrivais pour chaque exposition, j’étais plus autrice. À Vassivière, je n’ai pas réussi à continuer ce travail d’autrice, parce que j’étais happée par la nature, j’étais souvent dehors et aussi parce que c’était une plus grosse institution. Passer de cinq à dix salarié·es m’a éloignée. Je n’ai plus eu le temps d’écrire et j’ai l’impression d’être de plus en plus amputée de quelque chose. C’était à moi de créer ces conditions mais je n’arrivais pas à dégager du temps pour ça. Je n’avais plus envie aussi, une sorte de lassitude. Faire un pas de côté me permet de voir l a créativité dans d’autres domaines. J’ai quand même commencé à faire du dessin au pastel. <p class="notes">É.R. : Ah oui, tu avais fait de belles affiches pour la récolte des patates !</p> M.L. : On avait fait une sorte de fête des terrains qu’on achète. J’ai trouvé que c’était très réjouissant parce que je pouvais faire là des choses sans pression de résultat, c’est-à-dire qu’il y avait une sorte de légèreté à faire quelque chose qui était appliqué, qui n’était pas de l’art. Là je pense que je vais connaître une phase de passivité joyeuse. J’ai envie de développer des essences fourragères pour les éleveur·ses, de faire du purin d’ortie et de sureau pour celles et ceux qui font du potager. J’ai envie d’être créative dans plein de petites choses qui sont annexes, parallèles. <p class="notes">É.R. : Ce sont des choses qui demandent aussi beaucoup d’observation, d’expérimentations, de temps.</p> M.L. : Des choses où l’on a le droit à l’erreur. La permaculture est fondée sur la probabilité qu’on peut se tromper et qu’on doit expérimenter plein de recettes qui ne marchent pas toujours. Il y a beaucoup de points communs avec l’art sur la place laissée à l’expérimentation, où tu vas à l’aveugle, tu ajustes. Je pense que je peux être vraiment créative en plantant des arbres, justement parce que ce n’est pas a priori de l’art. Je n’ai même pas envie de devenir paysagiste, c’est trop proche d’une histoire du paysage référencée au même titre que l’histoire de l’art. <p class="notes">É.R. : Ces pratiques demandent de la concentration et de l’attention. Par contraste, ce qui me fatigue aujourd’hui, c’est la dimension laudative de certains discours sur l’art et quand le sujet d’une œuvre fait écran sur son expérience. Ces pratiques que tu décris n’ont pas besoin de s’accompagner de commentaire, au sens d’une valeur ajoutée.</p> M.L. : À cet endroit, on n’attend rien de moi, je n’ai rien à prouver : c’est tellement agréable ! Ces tâtonnements doivent tout de même s’accompagner de résultats, par exemple l’an dernier on a cultivé de la pomme de terre et ça a marché, on a vu que ça pouvait nourrir pas mal de personnes du village. <p class="notes">É.R. : Si vous visez une vie sans revenus de salaires, la notion de fonctionnalité et d’usage va devenir très importante.</p> M.L. : Pour ce projet, nous achetons collectivement avec des éleveur·ses et d’autres personnes aux talents multiples rencontrées il y a quelques années. Ici, il y a un grand ensemble de terres granitiques à huit cents mètres d’altitude, a priori pas utiles, mais sur lesquelles on a réussi l’an dernier à obtenir en buttes deux tonnes quatre de patates délicieuses, le fruit des divers confinements. Je vais aussi contribuer à un projet collectif mêlant pratiques agricoles et énergétiques, philosophie, art, anthropologie… Une sorte d’école permanente en lien avec l’École de la terre qui existe déjà ici mais qui associera davantage théorie, pratique et transmission de savoirs par chacun·e. Ce sera une école de la terre et du ciel mais aussi une école des métamorphoses. Je resterai en lien avec les écoles d’art qui essaient de continuer à faire de la recherche et de l’expérimentation. Nous ne fonctionnons pas en vase clos, nous invitons souvent des intervenant·es pour faire des conférences ou des ateliers. <p class="notes">É.R. : Ces personnes viennent gratuitement ?</p> M.L. : Oui, mais on discute avec chaque intervenant·e de ses besoins par rapport à nos moyens au cas par cas, on fait notre maximum pour que ce soit chaleureux. Pour les personnes qui ont des postes d’enseignement ou à l’université, c’est différent, notre invitation les intéresse comme terrain d’étude ou comme une manière de se sauver du contexte académique. Même si nous veillons à ne pas devenir pour ces universitaires une forme d’exotisme, ce serait dommage de se couper d’un milieu de la recherche et des liens que j’ai pu créer avec celui de l’art contemporain, qui sauront doucement se manifester eux-mêmes à d’autres endroits.

En 2012, j’ai succédé à Marianne à la direction de La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec alors qu’elle partait pour diriger le Centre international d’art et du paysage à Vassivière. À Noisy-le-Sec, je marchais dans ses chaussures. Je suis allée la voir parfois à Vassivière, Eymoutiers puis Tarnac où elle vit aujourd’hui. De loin en loin, j’ai suivi ses déplacements et observé ses métamorphoses intérieures qu’elle décrivait avec une certaine lucidité et un réel enthousiasme pour cette vie sur le plateau de Millevaches, où l’on repense les organisations sociales, amicales, familiales, où s’inventent de nouvelles alliances. Ces lieux qu’elle habite, les personnes qu’elle a rencontrées, l’ont transformée. Aujourd’hui, lasse d’avoir tenté de relier l’institution artistique à cette vie du plateau, elle quitte sa fonction de direction et un certain « monde de l’art » auquel elle a par ailleurs activement participé. Bravoure, abandon ou élan créatif, Marianne Lanavère passe le pas. Elle cherche à renouer avec sa propre créativité et nous renvoie par là à nos altérités potentielles, à nos bifurcations rêvées mais pas toujours actives. Alors que Marianne rejoint une vie en marge, j’arrive à la direction de Bétonsalon, centre d’art parisien, additionnant par là les centralités. Les questions qu’elle soulève me mettent en garde contre ma capacité d’adaptation à mon propre milieu, à en revêtir les costumes et coutumes folkloriques. J’ai eu envie de lui donner ici la parole pour comprendre une décision mûrement réfléchie qui ouvre la possibilité du choix. Pour commencer cet entretien, voilà l’annonce de son départ qu’elle a adressée à ses collègues, directeur·rices d’autres centres d’art :

Le mer. 21 oct. 2020 à 10:38, Directrice <directrice@ciapiledevassiviere.com> a écrit : Cher·ères collègues, Je quitterai le Centre international d’art et du paysage de Vassivière le 30 avril 2021 pour une reconversion professionnelle dans la pratique agricole et paysagère en Corrèze, où je développerai une sorte d’école agricole modèle Beaujeu ou peut-être tout autre chose, où l’art aura une place mais de manière plus intégrée à d’autres champs d’activité, au point… euh comment dire… de disparaître en tant que discipline, mais pour mieux être présent ? C’est encore un peu bancal tout ça, bref je vais tenter autre chose… mais dans l’immédiat je dois me former en permaculture/jardins-forêts. Dois-je vous rassurer que je ne vais pas tomber dans la permaculture à la mode productiviste néolibérale ? Ce qui m’intéresse c’est un truc très pointu à l’endroit des lisières, des corridors écologiques, des haies, tout ce qui peut retenir l’eau, tout ce qui est mycorhizien ! Il y a là aussi de l’expérimentation, de la recherche et de la créativité… Grosses bises, Marianne

Le 8 décembre 2020 : Émilie Renard : L’annonce de ton départ de Vassivière dit beaucoup de ton désir de réinventer ton rapport à l’art, d’une promesse et d’une certaine joie aussi. J’aimerais revenir sur le cheminement qui t’a amenée à quitter la direction du centre d’art après neuf années, et ainsi mieux comprendre comment tu as fait ce qui de loin peut passer pour un saut radical, et de plus près, pour une transition mûrement réfléchie.

Marianne Lanavère : Je vais commencer par revenir sur les raisons pour lesquelles je travaille dans l’art et pourquoi j’ai choisi de diriger une institution artistique. Il me semblait que dans les centres d’art, il y avait plus qu’ailleurs une liberté d’accompagner les artistes indépendamment des stratégies du marché, d’exprimer des choix singuliers, d’expérimenter, de se remettre en question. Je trouvais très intéressant de penser pour plusieurs années un projet artistique et culturel qui dépasse le champ de la simple programmation d’expositions et qui s’ancre dans son territoire, avec une équipe et avec des habitant·es.

É.R. : Tu parles de tout ça au passé, ça n’est plus possible selon toi ?

M.L. : Effectivement, car j’ai eu le sentiment de ne plus pouvoir faire face aux contradictions qu’implique une manière de travailler, héritée de l’histoire occidentale des politiques culturelles. Par exemple, le fait que l’art ait besoin d’être reconnu comme une discipline à part m’est apparu de plus en plus absurde. L’art est porté par un champ professionnel qui a des pratiques expertes, des compétences spécifiques et des lieux dédiés. Or pour moi l’art est davantage une démarche ou un prisme de lecture du monde, comme peut l’être l’approche féministe par exemple. Récemment, j’étais dans une réunion de femmes où l’une d’elles rappelait que le féminisme n’est pas un sujet mais une approche – je pense que tu es d’accord avec ça. L’art comme approche sensible : j’ai toujours essayé de garder ce cap, de voir comment l’art peut modifier des perceptions ou des trajectoires de vies. Le milieu dont je suis issue était très éduqué mais peu ouvert à d’autres cultures. En grandissant j’avais développé une sensibilité particulière pour l’art et le seul « vrai » métier qui semblait me correspondre était celui de conservatrice de musée. J’ai donc fait Paris IV en histoire de l’art et parallèlement l’École du Louvre : l’art contemporain m’a plu car il se positionnait au croisement de plein de choses, c’était de l’actualité, du vivant. Mais rétrospectivement, à Noisy-le-Sec comme à Vassivière, je me suis aperçue que finalement ce qui me touchait le plus, c’était toujours une rencontre improbable avec une personne marquée par une exposition voire par une seule œuvre, ou avec des artistes qui ont pu remettre en question leur travail. C’est ce potentiel de métamorphose, de transformation de soi-même et du monde qui m’intéressait déjà à l’époque. J’entrevois désormais que je peux aussi trouver cette possibilité dans d’autres activités auxquelles je peux contribuer grâce à tout ce que j’ai appris, mais aussi en y apportant un prisme sensible.

É.R. : Pour revenir à ce prisme dont tu parles, quand tu dis que l’art devrait être un rapport au monde, tu poses la question des limites des institutions de l’art qui le professionnalisent. Aujourd’hui, tu remets en cause la nécessité de lieux spécifiques pour l’art, alors même que tu as été particulièrement engagée dans la professionnalisation de ce « secteur de l’art » au sein de plusieurs réseaux et de métastructures, à l’échelle locale et nationale, avec le réseau Astre, d.c.a, ou le CIPAC… J’ai pour ma part l’impression que dans ces lieux dédiés, comme les centres d’art, se développe un langage de l’art qui n’a pas de place ailleurs. De même que la littérature a le support des livres, des éditeurs, des librairies, il y a pour l’art cet espace très spécial, à part dans la circulation des formes culturelles, que sont l’exposition et les lieux d’exposition. Est-ce que ton engagement sur un plan politique dans ces réseaux t’a éloignée de l’exposition, du programme, de la pratique curatoriale ?

M.L. : Je remets en question une forme de militantisme de type syndical que je croyais opérant mais qui me paraît aujourd’hui servir les appareils de pouvoir. En voulant bien faire, on contribue indirectement à consolider une terrifiante économie de projet qui flèche les subventions, oriente les actions en fonction de ces financements, avec des objectifs et des résultats. Les institutions sont forcément formatées par ces manières de gérer l’argent et de diriger. Et si l’on n’est pas de plus en plus « professionnel·le », on est encore moins capable de résister à la lame de fond de l’ingénierie culturelle : les agences de production, les boîtes d’événementiel, les bureaux d’études… Tou·tes ces intermédiaires, des coquilles vides qui cochent les bonnes cases, sont très apprécié·es par les collectivités et poussent à cette expertise tordue du milieu. Les parcours d’artistes aussi s’envisagent sous forme de carrière, avec des étapes clés à franchir. À présent j’ai envie d’une non-expertise. Je ne veux plus me professionnaliser, je veux me revendiquer amatrice.

É.R. : Tu veux désapprendre quelque chose que tu aurais alors construit presque malgré toi et dont tu ne comprendrais le poids qu’après coup ?

M.L. : Oui. Depuis quelques années je suis touchée par des pratiques anonymes ou issues de processus collectifs, des créations qui ne s’affirment pas comme étant de l’« art », par exemple des rituels ou des objets utiles à une population. Et si aujourd’hui je voulais vraiment faire évoluer le centre d’art, je devrais l’ouvrir à des personnes du territoire qui font de l’art sans le savoir, qui inventent des formes sans catégories. Mais je me suis moi-même interdit de les inviter parce que je ne trouvais pas quel statut ni quel cadre donner à ces interventions. Il me faut sortir de l’institution pour m’autoriser à le faire. Parallèlement, les logiques de contractualisation, que ce soit la rémunération des artistes ou le salariat, m’ont profondément déçue alors que je me suis battue pour la reconnaissance des artistes et des métiers des centres d’art. Ces revendications sont recevables, mais en réduisant notre action à la défense du travail, on finit par occulter le problème de fond, celui du manque de valeur accordée par la société au sensible et à l’expérimentation.

É.R. : Pour revenir au CIAP, comme beaucoup de centres d’art en France, c’est un lieu né d’une initiative locale, une association qui, par là, est reliée à ce territoire. Il me semblait que tu arrivais là-bas à résoudre cette équation qui consiste à allier recherche artistique expérimentale et ancrage local par un programme exigeant et articulé avec précision au territoire, notamment avec le programme que tu as appelé Vassivière Utopia, tandis que le programme d’expositions n’était qu’une partie visible parmi bien d’autres actions. Est-ce que tu constates que cette relation du centre d’art à son territoire immédiat est insuffisante ?

M.L. : Je constate surtout que ce n’était pas la priorité du conseil d’administration et des partenaires publics de mener des actions transversales et durables qui interrogent l’aménagement d’un territoire comme celui de Vassivière à travers des résidences de recherche, des colloques et des commandes comme nous n’avons cessé de le faire depuis neuf ans. En fait, j’ai eu la liberté de les faire parce que je trouvais l’argent – pour les projets Nouveaux Commanditaires avec la Fondation de France, et pour Vassivière Utopia avec la Caisse des dépôts. Je vois bien que les critères d’évaluation sont calés sur ce qui est le plus visible, donc sur les expositions. Même les résidences sont fragiles. Il y a toujours cette injonction à produire de l’événement. C’est vrai que tu peux résister comme ça longtemps, mais j’avais l’impression de perdre beaucoup d’énergie là où aujourd’hui je pourrais être très utile ailleurs.

É.R. : Alors venons-en à ce qui motive ton départ, à ce qui t’attire ailleurs. Tu me disais que suite à l’annonce de ton départ, certain·es ont tenté de te dissuader. Pour moi, ta décision a eu un effet miroir, je me suis demandé si je ne pourrais pas moi aussi, un jour, quitter ce milieu devenu si familier et dont je doute souvent de la capacité à être à la hauteur de ses prétentions et de mes attentes. Alors peut-être que tes raisons sont à la fois un constat d’échec vis-à-vis de ton pouvoir à diriger autrement cette institution et parce que tu es attirée ailleurs. Comment est-ce que tu imagines composer avec cet autre rapport à l’art que tu dis non disciplinaire ?

M.L. : Je me dis que je serais plus utile directement en lien avec des formes de vie où l’art n’est pas un domaine à part mais où il infuserait les autres activités. Grâce à des initiatives comme la Cellule d’actions rituelles, j’entrevois que l’art peut jouer un rôle pour marquer des étapes de la vie d’une commune. Il peut accompagner, par des formes sensibles, gestes ou symboles, des moments de passage comme la naissance et la mort que les institutions ont rendus abstraits et recréer du lien là où tout nous sépare. Ici des artistes de Faux-la- Montagne préparent une vaisselle et un banquet funéraire pour la fête des Morts Samaïn en mettant leur talent au service d’un commun, là un artiste propose des laboratoires de fermentation de légumes pour des collectifs, ou encore, pour fêter la fin du premier confinement, des habitant·es ont organisé une marche depuis trois lieux qui se rejoignaient en haut d’une colline rocailleuse pour créer un inoculum à partir de divers échantillons de terre partagés par les participant·es : c’était de l’art sans le savoir. Après avoir suivi quelques formations en perma culture, je vais me consacrer à l’agroforesterie. Je n’oublierai bien sûr pas l’art et la poésie, mais j’essaierai en quelque sorte de mieux les intégrer à la vie en commençant par changer la mienne. Je rejoins un collectif qui essaie de mieux vivre ensemble à tous les niveaux, en questionnant en profondeur notre rapport à la terre, à l’argent, les relations homme-femme, le système d’éducation des enfants…

É.R. : Ce collectif réunit combien de personnes ?

M.L. : C’est fluctuant, je participe avec certaines personnes à des chantiers de plantations d’arbres, tandis qu’avec d’autres nous essayons d’imaginer une école permanente pour adultes qui croiserait des pratiques agricoles, énergétiques et artistiques, parallèlement, avec un groupe de femmes nous élaborons une réflexion sur la tentative d’une justice communautaire, tandis qu’avec d’autres encore nous créons une école pour les enfants. Au centre d’art, j’ai pu travailler avec des artistes qui s’inspirent de pratiques d’artisan·es ou de praticien·nes aux savoir-faire spécifiques, mais ces artistes ne composaient pas assez de nouveaux savoirs avec ces personnes, ni avec celles qui font l’expérience des oeuvres exposées. J’y vois une forme d’extractivisme qui fragilise ces pratiques en en faisant des objets de représentation et en les décontextualisant. Ce dont je rêve pour ma vie future, c’est que la relation avec l’artiste ne passe pas nécessairement par l’argent : j’aimerais par exemple inviter Suzanne Husky comme une camarade, qu’elle passe du temps à vivre et à créer quelque chose avec nous, on la nourrit, on recherche un financement si elle en a besoin, en échange on va donner un coup de main sur un chantier chez elle. On s’entend parce que c’est une artiste, mais on ne dit pas qu’on fait de l’art.

É.R. : Tu veux préserver un lien fondé sur une expérience commune, d’expérimentation et de jeu avec des artistes dans un autre système d’échange, en dehors d’une économie capitaliste ?

M.L. : Oui, c’est ce qui me permettrait de devenir amatrice d’art. Mais ça ne sera pas possible avec tou·tes les artistes, ça marche avec des liens d’amitié ou de confiance. Depuis quelques années je me suis concentrée sur les liens d’amitié alors que je me l’interdisais avant, par intégrité et dégoût du favoritisme dans l’art contemporain. Et je vois bien que ce sont tous ces liens qu’il faut retisser pour habiter le monde, être plus à l’écoute des relations que des séparations. En 2019, on a organisé avec le centre d’art de Vassivière des journées d’étude intitulées Habiter / Être habité·e : quelles relations au vivant ? qui m’ont ouvert les yeux sur des pratiques paysannes qui étaient parfois sans le savoir des formes de liens cosmopoétiques avec le vivant. J’ai compris ce qu’il y avait de commun entre ces formes d’invention de mondes qui touchent à la spiritualité, à l’énergétique, aux relations avec les animaux et les plantes, et certaines démarches artistiques.

É.R. : Un autre type de séparation, c’est aussi celle qui se perpétue entre artistes et publics ?

M.L. : Il y a une sorte de pression à rendre tout accessible dans les politiques culturelles qui nous éloigne de ce que l’art est fondamentalement : une forme d’opacité. Je m’étais moi-même mise dans une impasse à vouloir rendre accessible l’art alors que depuis le début j’aurais dû assumer que l’art n’était pas accessible, pas tout le temps, pas immédiatement.

É.R. : L’art est un langage largement opaque qui demande une attention particulière à laquelle personne n’est vraiment éduqué. Quand Ivan Illich écrit Une société sans école, il dit que le problème c’est que l’école s’est attribué l’exclusivité du rapport à l’éducation ; la société sans école qu’il souhaite serait une société où l’apprentissage pourrait s’exercer partout ailleurs, tout le temps, en toute occasion. Un problème avec cette professionnalisation de l’art, est que comme l’école, l’institution artistique s’est saisie d’une exclusivité du rapport à l’art, alors qu’il existe ailleurs, sans médiation. Les institutions artistiques et les politiques culturelles se donnent pour mission de démocratiser l’art, de le rendre accessible à tou·tes mais elles le font depuis leur prisme, en l’instituant et en le médiatisant alors qu’il est déjà actif ailleurs, avec par exemple des pratiques amateurs devenues d’ailleurs enviables par leur niveau d’intensité, d’inventivité, de créativité, de sincérité aussi. Je pense que les artistes ont besoin d’un public au sens d’une altérité et qu’il est important de reconnaître la spécificité des formes artistiques, peut-être faudrait-il dé-spécialiser la médiation ?

M.L. : Quand j’ai dû récemment recruter une personne pour la médiation du centre d’art, j’ai finalement choisi Marine Froeliger, une artiste qui venait d’un petit village des Vosges et qui avait un master en « Pratiques artistiques socialement engagées ». Elle a une approche critique de la médiation, des outils, des modes de relation. En tant qu’artiste, elle est souvent dans la cocréation et répond à des commandes en lien avec les habitant·es. J’ai mis du temps pour passer à un autre modèle, mais son arrivée dans l’équipe m’a donné du courage pour assumer un positionnement quant aux problèmes que posait la médiation en art. Parallèlement, la lecture d’Esthétique de la rencontre de Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual (Seuil, 2018) m’a aidée à dépasser la séparation entre d’un côté le processus de création et de l’autre celui de la médiation, à reconsidérer l’expérience de l’œuvre sous un autre paradigme, celui d’une rencontre avec une altérité et non avec un semblable, à partir du concept de rencontre chez Gilbert Simondon. Le rôle des lieux dédiés à l’art est de créer des conditions favorables pour que cette rencontre ait lieu.

É.R. : Selon toi, cette rencontre n’a pas besoin du cadre d’une institution pour s’opérer ? Ce cadre est-il trop chargé d’une répartition des rôles entre l’artiste et le ou la spectateur·rice ?

M.L. : Exactement comme les églises ou des lieux sacrés, les lieux d’art sont importants pour créer des conditions particulières de présence de l’œuvre vis-à-vis de la personne qui la regarde. En ce sens, je ne crois pas en une dissolution totale de l’art dans la vie. J’ai vraiment envie de continuer à flâner dans les musées et à voir des expositions, mais c’est tout l’appareil autour qui me fatigue. J’ai eu il y a un an environ une grosse crise de responsabilités. Je ne sais pas pourquoi, je me suis effondrée à un moment où mon fils de six ans me demandait de l’attention, je n’arrivais plus à prendre mes responsabilités en tant que directrice. À chaque fois qu’il fallait affronter une question juridique, ça me rendait malade et, comme par hasard c’est à ces moments-là, quand tu es fragilisée dans ta vie personnelle, qu’on t’attend au tournant et que les salarié·es, les artistes et le conseil d’administration te rappellent à tes responsabilités. Malgré tout, toi aussi tu es salariée d’un employeur, toi aussi tu subis une domination, mais le fait que tu sois « bien payée » ne te donne pas le droit à la défaillance.

É.R. : On observe ces temps-ci beaucoup d’épuisements à cette position de direction de centre d’art, on voit aussi qu’une direction en souffrance ou en surcharge génère facilement de la souffrance et de l’épuisement autour d’elle, auprès de l’équipe.

M.L. : J’ai été récemment confrontée à plusieurs situations avec des salarié·es qui, au moindre désaccord, avaient tout de suite recours à la judiciarisation, au lieu de passer par la discussion et la négociation. Je pense que ça n’arrive pas par hasard dans ma carrière, c’est le signe que je dois arrêter. Ça ne me fragilise pas dans mon autorité mais plutôt dans mon rapport au travail en général et à la confiance que je pouvais avoir dans les relations de travail rémunéré.

É.R. : J’applique souvent la formule à l’art « le contrat de mariage ne tue pas l’amour » comme une parade utile à cette fameuse passion qui sert trop souvent à justifier le don de soi, de son énergie et de son temps sans condition. Contractualiser permet de poser les bases d’une commande, de la discuter, de l’évaluer, et une fois que les conditions du travail ont été fixées, ça permet de passer à autre chose et à l’imaginaire de se déployer. Un contrat aide à sortir de rapports de pouvoir qui sont a priori asymétriques.

M.L. : Je vois aujourd’hui le contrat, tel qu’il est rédigé selon des modèles types, comme une entrave à la confiance. Sur le plan personnel je tente de déconstruire mes mécanismes inconscients de valorisation, je creuse mon rapport à l’argent, et je tente de nouer des échanges qui passent par le troc et des élaborations collectives où justement tu dois parlementer. J’ai besoin dans ma vie d’être portée par la confiance de groupes de parole et de contribuer à une organisation sociale structurée en assemblées populaires, palabres d’habitant·es qui ne passent pas par des organes qui les représentent. Récemment, il y a eu dans le village un cas moral difficile à dénouer, nous nous sommes réuni·es pour essayer de comprendre, de peser un positionnement commun. On s’organise pour savoir ce qu’on fait dans ce cas-là et accompagner les personnes en souffrance. Ce processus met les citoyen·nes dans une responsabilité plus partagée que si l’on faisait directement appel à la police mais ça demande plus de temps et d’écoute. Comment on prend part à une justice communautaire ? Starhawk, qui est américaine et vit ces questions plus intensément que nous, distingue dans Rêver l’obscur la loi, une morale supérieure qui retire la capacité d’autonomie, et une coresponsabilité qu’on va construire avec les autres.

É.R. : Dans le documentaire réalisé par Clémence Allezard sur le viol dans La Série documentaire, certaines femmes affirment qu’elles sont anticarcérales mais que pour le viol, elles font appel à la justice parce que ce n’est pas aux femmes de porter ces revendications à cet endroit, précisément parce qu’elles sont victimes d’une société patriarcale qui a mis en place un système carcéral et qu’elles ne peuvent pas attendre que cette société se transforme sur leur dos. Sans connaître le cas moral dont tu parles, ce que tu décris pose la question de qui est habilité à faire justice, car sans extériorité, quelle personne, ou quel groupe, peut légitimement prendre la responsabilité du jugement ?

M.L. : Le nombre et la diversité des personnes engagées dans l’élaboration d’une tentative de justice pour répondre à une situation précise me paraissent déjà être représentatifs, mais il faut aussi que ce processus s’inscrive dans une temporalité longue. Pour revenir au centre d’art, pour moi l’institution que je dirige n’est pas capable d’entrevoir d’autres formes de gouvernance. Malgré toute la bienveillance du CA, on est dansun certain formatage et dès qu’on est une institution, avec des financements publics d’un certain degré, la gouvernance est indéniablement liée à cette économie de projet dont les travers sont : une tendance à protéger le pouvoir d’un côté, à entretenir inconsciemment des formes de déresponsabilisation de l’autre, notamment en externalisant les missions socles (par exemple la production d’oeuvres et la médiation) et perpétuer les mécanismes occidentaux de séparation en enfermant l’art comme discipline qui devient ainsi mieux identifiable comme produit événementiel ou prestation d’animation, au lieu de considérer comment il agit sur nous et comment il nous relie.

É.R. : Pour la gouvernance du centre d’art, tu ne veux plus avoir de relation hiérarchique de directrice à artistes et à employé·es, tu regrettes de ne pas avoir de relations de coresponsabilité, de choix et de discussions collectives ?

M.L. : Par exemple, il y a eu une crise récemment sur un montage d’exposition où personne ne mettait le masque alors qu’en pandémie de Covid-19 nous sommes obligé·es de le porter : je me suis retrouvée dans l’impossibilité à négocier collectivement une solution commune, car certain·es me disaient « Le masque c’est de la merde » et d’autres « Tu nous mets en situation de danger parce que personne ne porte de masque ». Vu mon état de fragilité, j’ai ressenti pour la première fois que je devais moi aussi me protéger au cas où un·e salarié·e m’attaquerait. La seule solution que j’ai trouvée pour satisfaire tout le monde y compris moi-même a été de leur faire signer un foutu papier. Dans ma vie privée je n’aurais jamais fait ça, j’aurais essayé de discuter et de trouver une solution ensemble.

É.R. : Pourquoi tu n’as pas organisé une palabre ?

M.L. : Parce que dans un cadre salarié, elles et ils disent que ce n’est pas à elles et eux de choisir, que c’est à la directrice de dire ce qu’elles et ils doivent faire. Je n’arrive plus à porter ce costume-là de directrice qui me pèse finalement plus que le rôle de représentation stratégique.

É.R. : Ce costume de directrice qui ne correspond plus à ton moi intérieur, peut-être qu’il ne t’est jamais allé et qu’il ne correspond à personne vraiment, mais toi, tu ne veux plus te déguiser.

M.L. : Malgré les nombreux détours et tous ces artifices, je parvenais toujours à me raccrocher à l’art comme une sorte de poche secrète, un petit espace de liberté. Mais aujourd’hui, pour moi, ces artifices ont pris plus d’importance qu’avant. À une plus grande échelle, l’art joue un rôle de représentation qui arrange tout le monde. Manifesta à Palerme, qui portait sur la crise migratoire et l’écologie, est un exemple de position confortable qui permet sans cesse de repousser le vrai problème. Agir pour le vivant à Arles cet été, dénoncé dans une série d’articles de la revue Terrestres, a posé le même problème en abordant la crise écologique comme sujet et non comme urgence à agir plus profondément à tous les niveaux.

É.R. : Qu’est-ce que tu aurais envie de développer comme forme créative qui te permettrait, toi, de retrouver ton potentiel d’autrice ?

M.L. : Je ne veux plus vivre l’art par procuration, en tant que médiatrice culturelle (« opératrice culturelle » selon le langage de la région), mais pour l’instant je ne vois pas comment créer avec les outils de l’art : mes connaissances en art me bloquent, j’ai besoin d’en sortir pour m’exprimer. À La Galerie à Noisy, je créais plus dans le sens où je faisais plus d’accrochages, j’écrivais pour chaque exposition, j’étais plus autrice. À Vassivière, je n’ai pas réussi à continuer ce travail d’autrice, parce que j’étais happée par la nature, j’étais souvent dehors et aussi parce que c’était une plus grosse institution. Passer de cinq à dix salarié·es m’a éloignée. Je n’ai plus eu le temps d’écrire et j’ai l’impression d’être de plus en plus amputée de quelque chose. C’était à moi de créer ces conditions mais je n’arrivais pas à dégager du temps pour ça. Je n’avais plus envie aussi, une sorte de lassitude. Faire un pas de côté me permet de voir l a créativité dans d’autres domaines. J’ai quand même commencé à faire du dessin au pastel.

É.R. : Ah oui, tu avais fait de belles affiches pour la récolte des patates !

M.L. : On avait fait une sorte de fête des terrains qu’on achète. J’ai trouvé que c’était très réjouissant parce que je pouvais faire là des choses sans pression de résultat, c’est-à-dire qu’il y avait une sorte de légèreté à faire quelque chose qui était appliqué, qui n’était pas de l’art. Là je pense que je vais connaître une phase de passivité joyeuse. J’ai envie de développer des essences fourragères pour les éleveur·ses, de faire du purin d’ortie et de sureau pour celles et ceux qui font du potager. J’ai envie d’être créative dans plein de petites choses qui sont annexes, parallèles.

É.R. : Ce sont des choses qui demandent aussi beaucoup d’observation, d’expérimentations, de temps.

M.L. : Des choses où l’on a le droit à l’erreur. La permaculture est fondée sur la probabilité qu’on peut se tromper et qu’on doit expérimenter plein de recettes qui ne marchent pas toujours. Il y a beaucoup de points communs avec l’art sur la place laissée à l’expérimentation, où tu vas à l’aveugle, tu ajustes. Je pense que je peux être vraiment créative en plantant des arbres, justement parce que ce n’est pas a priori de l’art. Je n’ai même pas envie de devenir paysagiste, c’est trop proche d’une histoire du paysage référencée au même titre que l’histoire de l’art.

É.R. : Ces pratiques demandent de la concentration et de l’attention. Par contraste, ce qui me fatigue aujourd’hui, c’est la dimension laudative de certains discours sur l’art et quand le sujet d’une œuvre fait écran sur son expérience. Ces pratiques que tu décris n’ont pas besoin de s’accompagner de commentaire, au sens d’une valeur ajoutée.

M.L. : À cet endroit, on n’attend rien de moi, je n’ai rien à prouver : c’est tellement agréable ! Ces tâtonnements doivent tout de même s’accompagner de résultats, par exemple l’an dernier on a cultivé de la pomme de terre et ça a marché, on a vu que ça pouvait nourrir pas mal de personnes du village.

É.R. : Si vous visez une vie sans revenus de salaires, la notion de fonctionnalité et d’usage va devenir très importante.

M.L. : Pour ce projet, nous achetons collectivement avec des éleveur·ses et d’autres personnes aux talents multiples rencontrées il y a quelques années. Ici, il y a un grand ensemble de terres granitiques à huit cents mètres d’altitude, a priori pas utiles, mais sur lesquelles on a réussi l’an dernier à obtenir en buttes deux tonnes quatre de patates délicieuses, le fruit des divers confinements. Je vais aussi contribuer à un projet collectif mêlant pratiques agricoles et énergétiques, philosophie, art, anthropologie… Une sorte d’école permanente en lien avec l’École de la terre qui existe déjà ici mais qui associera davantage théorie, pratique et transmission de savoirs par chacun·e. Ce sera une école de la terre et du ciel mais aussi une école des métamorphoses. Je resterai en lien avec les écoles d’art qui essaient de continuer à faire de la recherche et de l’expérimentation. Nous ne fonctionnons pas en vase clos, nous invitons souvent des intervenant·es pour faire des conférences ou des ateliers.

É.R. : Ces personnes viennent gratuitement ?

M.L. : Oui, mais on discute avec chaque intervenant·e de ses besoins par rapport à nos moyens au cas par cas, on fait notre maximum pour que ce soit chaleureux. Pour les personnes qui ont des postes d’enseignement ou à l’université, c’est différent, notre invitation les intéresse comme terrain d’étude ou comme une manière de se sauver du contexte académique. Même si nous veillons à ne pas devenir pour ces universitaires une forme d’exotisme, ce serait dommage de se couper d’un milieu de la recherche et des liens que j’ai pu créer avec celui de l’art contemporain, qui sauront doucement se manifester eux-mêmes à d’autres endroits.
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